Sophie Wahnich est historienne, directrice de recherche au CNRS (laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales). Elle est très engagée à gauche et a appelé à voter Mélenchon en 2017. Il me semble qu'elle est souvent invitée sur les plateaux du Média ou de Médiapart. Les propos qui suivent ont été recueillis par Guillaume Quashie-Vauclin pour feu La Revue du Projet. Il est question de citoyenneté, de nationalité, de définition, de droits, des étrangers, de patriotisme, etc. et on est ravi d'apprendre que les révolutionnaires étaient progressistes. Je ne vous présente qu'une version coupée, l'interview dans son intégralité est ici. Elle est daté du 18 mai 2011.
Note : Je n'ai pas d'affinité particulière pour la révolution française, uniquement pour les bonnes idées qu'elle a (re)fait germer. Il n'est pas question de faire une analyse historique complète, ni de s'identifier à nos prédécesseurs, mais seulement de se réapproprier ce qu'étaient leurs aspirations profondes avant qu'elles ne soient perverties par la stratégie bourgeoise, le pourrissement et le temps.
« Il faut bien entendre que la notion de nationalité n'existait pas au cœur de la Révolution française. Ni le mot nationalité, ni le mot citoyenneté n’étaient employés à l’époque. (...) Or ce mot de « citoyen » effaça de fait les distinctions entre l’appartenance légale à la nation, l'engagement patriotique et l’exercice des droits politiques, et ce, dès 1789, avant même qu'il n'y ait une véritable constitution. Il s’agissait alors avant tout de passer de l’état de sujet à l’état de citoyen et cette transmutation formidable concernait l’ensemble des personnes participant à l’événement révolutionnaire. (...) Était alors citoyen celui qui voulait vivre sous les lois élaborées par l'Assemblée nationale constituante et qui adhérait aux principes qui doivent régir ces lois, la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen. (...) On comprend que la seule contrainte à cette définition de l’identité politique est une contrainte de lieu et d’opinion, d’adhésion, pas une contrainte de sang ou de nationalité même juridique, pas une contrainte d’acculturation longue non plus, car cette adhésion peut être immédiate quelle que soit son histoire personnelle, ou refusée durablement même si on passait beaucoup de temps sur le territoire.
(...) Cette citoyenneté en acte ouvre toutes sortes de possibilités d’inclusion dans la cité de fait pour les étrangers entre 1789 et 1791. En 1789, les étrangers présents sur le territoire de la France participent aux événements révolutionnaires dès la convocation des États généraux car tout homme de 25 ans inscrit au rôle des impositions est appelé à voter. (...) Très vite, les étrangers fondent des sociétés fraternelles spécifiques liées à l'usage de langues étrangères, ou participent à des sociétés fraternelles existantes quand ils parlent français. Ils discutent ainsi l'élaboration de la loi et envoient des pétitions à l'Assemblée nationale. (...) Il y eut bien ainsi pendant la période révolutionnaire une citoyenneté de fait sans nationalité. (...) Puis, les 30 avril - 2 mai 1790, le décret Target est voté par l’Assemblée nationale. Il décide que les étrangers établis en France « seront réputés Français et admis, en prêtant le serment civique, à l’exercice des droits de citoyen actif après cinq ans de domicile continu dans le royaume, s’ils ont, en outre, ou acquis des immeubles ou épousé une Française, ou formé un établissement de commerce ou reçu dans quelque ville des lettres de bourgeoisie ». (...) « Ce sont des amis de plus que vous acquerrez à une constitution qui voudrait rendre tous les hommes heureux ». (...) Le 24 août 1792, Marie-Joseph Chénier, se présente à la barre de l’Assemblée, à la tête de plusieurs citoyens de Paris, pour proposer « l’adoption de tous ceux qui dans les diverses contrées du monde, ont mûri la raison humaine et préparé les voies de la liberté. » (...) Enfin, en 1793, la Constitution est très ouverte aux étrangers puisqu’elle déclare dans son article 4 « Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt et un ans accomplis; Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année - Y vit de son travail - Ou acquiert une propriété - Ou épouse une Française - Ou adopte un enfant - Ou nourrit un vieillard ; - Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l'humanité - Est admis à l'exercice des Droits de citoyen français. » Cependant dans le contexte de guerre les étrangers vont devenir suspects et devront faire la preuve de leur patriotisme sinon ils seront soit exilés soit emprisonnés. On renonce également à choisir des représentants et des fonctionnaires dans l’universalité du genre humain et se met en place la nécessité d’être un « national » pour prétendre à ces fonctions.
(...) Ce passé nous permet d’envisager la citoyenneté et le patriotisme comme rapport immédiat à la loi que l’on souhaite se donner. De ce fait c’est en faisant de la politique qu’on devient citoyen, en formulant et en élaborant les lois que l’on pense souhaitables, justes, nécessaires. (...) Enfin savoir que les étrangers ont spontanément joué un rôle dans la Révolution de 1789-1790, qu’ils ont été conviés à la fabrique de la loi, à la fédération de 1790, permet de penser la Révolution française non comme événement particulier noué à un lieu, mais comme événement de la raison qui donne naissance à un peuple politique et qui à ce titre est un événement singulier à valeur d'universel. De ce fait la conception de la citoyenneté révolutionnaire n’est pas culturaliste du tout. (...) Ainsi la Révolution française permet de renouer avec l’imaginaire d’une égalisation des citoyens qu’ils soient d’origine française ou étrangère même en dehors de l’espace européen, l’imaginaire d’une citoyenneté sans nationalité. (...) »