Le prochain sommet du G8 à Deauville, en mai, ne sera finalement pas consacré à la régulation d'Internet. C'était le souhait de Nicolas Sarkozy, avait fait savoir l'entourage du président de la République début janvier ; mais au final, cette question sera évoquée lors d'une réunion plus informelle en mai, avant une possible réunion du G20 à Cannes consacrée au droit d'auteur. Le fond du discours présidentiel a également légèrement évolué au cours du mois : "Nous allons mettre sur la table une question centrale, celle de l'Internet civilisé, je ne dis pas de l'internet régulé, je dis de l'internet civilisé", a-t-il insisté lors de ses vœux au monde de l'éducation et de la culture.
Si l'expression d'"Internet civilisé" est régulièrement apparue dans la rhétorique gouvernementale ces dernières années, elle est évoquée indistinctement pour critiquer les révélations de WikiLeaks ou la lutte contre le téléchargement illégal. C'est toutefois dans une lettre du président Sarkozy, adressée à son ministre des affaires étrangères Bernard Kouchner et révélée par la Quadrature du Net, en octobre 2010, que le concept est décrit de la manière la plus explicite.
"Les enjeux liés au développement d'Internet revêtent en effet une importance croissante, à la fois d'ordre politique, culturel, économique, industriel, sécuritaire. Il est clair que tant la nature même, transnationale, d'Internet que le caractère stratégique de ces enjeux appellent une réflexion et une coordination internationales. (...) Cette problématique doit être abordée de manière globale, avec le souci de prendre en compte l'ensemble des intérêts concernés, et l'objectif de bâtir un 'Internet civilisé'".UNE EXPRESSION POPULARISÉE LORS DES DÉBATS SUR L'HADOPI
En définissant ainsi quels sont les principes de son "Internet civilisé", le président Sarkozy s'oppose à la position publique prise quelques mois plus tôt par son ministre des affaires étrangères. Dans une tribune sur Le Monde.fr, au mois de mai, Bernard Kouchner décrit Internet comme "l'outil le plus formidable de mise à bas des murs et des frontières qui enferment." "Je crois qu'une bataille d'idées est engagée entre, d'un côté, les tenants d'un Internet universel, ouvert, fondé sur la liberté d'expression et d'association, sur la tolérance et le respect de la vie privée et, de l'autre, ceux qui voudraient transformer Internet en une multiplicité d'espaces fermés et verrouillés au service d'un régime, d'une propagande et de tous les fanatismes", poursuit-il.
Si la missive de Nicolas Sarkozy sonne comme une mise au point, le terme "Internet civilisé" n'est cependant pas un monopole présidentiel. A partir de 2008, l'expression est régulièrement employée par le député UMP Franck Riester, rapporteur du projet de loi Hadopi. "C'est maintenant à l'Assemblée nationale qu'il appartient de faire en sorte que les consommateurs, les créateurs et les centaines de milliers de salariés des industries culturelles puissent tirer parti des fabuleuses opportunités, culturelles aussi bien qu'économiques, d'un Internet plus 'civilisé'", écrit-il par exemple dans son rapport parlementaire. Une phrase reprise quasiment mot pour mot par Christine Albanel, alors ministre de la culture, lors des débats sur le texte à l'Assemblée.
Dans un discours prononcé en décembre 2010, son successeur, Frédéric Mitterrand, tente toutefois de gommer les aspects les plus répressifs du projet. "Hadopi est un dispositif pédagogique, qui repose sur une réponse graduée, sur des messages d'avertissement adressés aux internautes. Il ne s'agit pas de 'surveiller et punir' mais de contrôler et de garantir, en d'autres termes de 'civiliser' Internet."
BLOCAGE DE SITES
Mais pour Christine Albanel, un Internet "civilisé" est également un Internet débarrassé de ses contenus jugés choquants. En mars 2009, une chanson du rappeur Orelsan, intitulée "Sale pute", provoque une controverse sur son caractère sexiste supposé. La ministre de la culture appelle alors les chaînes de télévisions et les sites Internet à boycotter la chanson. "Cette démarche s'inscrit pleinement dans la politique que je souhaite mener en faveur d'un Internet civilisé", explique-t-elle alors. Une conception partagée par Eric Besson, ministre de l'économie numérique : fin 2010, alors que le site WikiLeaks commence à publier des télégrammes diplomatiques américains, il demande à ce que l'hébergement d'une partie du site en France soit bloqué. "Wikileaks n'a pas de place dans l'Internet civilisé que nous devons construire", explique-t-il alors pour justifier sa demande – qui n'aboutira pas.
Popularisé par le gouvernement français, le concept "d'Internet civilisé" se répand ailleurs dans le monde : la puissante Recording Industry Association of America (RIAA), l'équivalent américain de la Sacem, a commencé à utiliser le terme en 2010, dans le contexte d'une campagne de lobbying visant à obtenir le blocage de sites Web jugés illégaux.
Pourtant, le choix de cette expression était quelque peu malheureux : en 2006, un an avant que Nicolas Sarkozy fasse de l'"Internet civilisé" son cheval de bataille, le ministère chinois de la communication avait lancé un programme poétiquement nommé "Que soufflent les vents d'un Internet civilisé". Il prévoyait le blocage par les fournisseurs d'accès à Internet des sites jugés amoraux ou politiques.
Publié le 21 janvier 2011 par Laurent Checola et Damien Leloup sur LeMonde.fr
http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/01/21/l-internet-civilise-histoire-d-un-concept-a-geometrie-variable_1468412_651865.html
Photo : AFP/Philippe Desmazes