27/12/2017

Walter Benjamin : Thèses sur le concept d’histoire

Voici un texte un peu particulier, du genre obscure. Je flirtais déjà avec le Messianisme Juif, #TIQQUN et d'autres, et avec la gnose chrétienne et sa propre "vision" historique, mais c'est Zizek et Judith Butler qui m'ont grandement donné envie de me frotter à Walter Benjamin. Ce texte est pour l'instant celui qui m'intrigue le plus, raison pour laquelle je vous le mets ici. 


Je vous recommande l'analyse qu'en fait Daniel Bensaïd que vous pouvez trouver ici: http://danielbensaid.org/Walter-Benjamin-theses-sur-le.
Elle est inachevée il me semble mais déjà bien complète.
Si vous préférez acheter des livres, l'analyse de Michael Löwy dans son livre Avertissement d'incendie est très bien aussi.
Et si vous maitrisez l'anglais, vous pouvez suivre ce cours de Judith Butler à la European Graduate School : https://www.youtube.com/watch?v=dtRwOkGV-B4.


Walter Benjamin, thèses sur le concept d’histoire

- I -

« On connaît la légende de l’automate capable de répondre dans une partie d’échecs, à chaque coup de son partenaire et de s’assurer le succès de la partie. Une poupée en costume turc, narghilé à la bouche, est assise devant l’échiquier qui repose sur une vaste table. Un système de miroirs crée l’illusion que le regard peut traverser cette table de part en part. En vérité un nain bossu y est tapi, maître dans l’art des échecs et qui, par des ficelles, dirige la main de la poupée. »

- II -

« “L’un des traits les plus surprenants de l’âme humaine, à côté de tant d’égoïsme dans le détail, est que le présent en général soit sans envie quant à son avenir.” Cette réflexion de Lotze conduit à penser que notre image du bonheur est marquée tout entière par le temps où nous a maintenant relégués le cours de notre propre existence. Le bonheur que nous pourrions envier ne concerne plus que l’air que nous avons respiré, les hommes auxquels nous aurions pu parler, les femmes qui auraient pu se donner à nous. Autrement dit, l’image du bonheur est inséparable de celle de la délivrance. Il en va de même de l’image du passé que l’Histoire fait sienne. Le passé apporte avec lui un index temporel qui le renvoie à la délivrance. Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur Terre nous avons été attendus. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne la point négliger. Quiconque professe le matérialisme historique sait pour quelles raisons. »

- III -

« Le chroniqueur qui narre les événements, sans distinction entre les grands et les petits, tient compte, ce faisant, de la vérité que voici : de tout ce qui jamais advint rien ne doit être considéré comme perdu pour l’histoire. » « Certes ce n’est qu’à l’humanité délivrée qu’appartient pleinement son passé. C’est dire que pour elle seule, à chacun de ses moments, son passé est devenu citable. Chacun des instants qu’elle a vécus devient une citation à l’ordre du jour – et ce jour est justement le dernier. »

- IV -

« Occupez-vous d’abord de vous nourrir et de vous vêtir, ensuite vous écherra de lui-même le royaume de Dieu. »
Hegel, 1807.

« La lutte des classes, que jamais ne perd de vue l’historien instruit à l’école de Marx est une lutte pour les choses brutes et matérielles sans lesquelles il n’est rien de raffiné ni de spirituel. Mais, dans la lutte des classes, ce raffiné, ce spirituel se présente tout autrement que comme un butin qui échoit au vainqueur ; ici, c’est comme confiance, comme courage, comme humour, comme ruse, comme inébranlable fermeté, qu’ils vivent et agissent rétrospectivement dans le lointain du temps. Les remet en question chaque nouvelle victoire des dominants. Comme certaines fleurs orientent leur corolle vers le soleil, ainsi le passé, par une secrète sorte d’héliotropisme, tend à se tourner vers le soleil en train de se lever dans le ciel de l’histoire. Quiconque professe le matérialisme historique ne peut que s’entendre à discerner ce plus imperceptible de tous les changements. »

- V -

« Le vrai visage de l’histoire s’éloigne au galop. On ne retient le passé que comme une image qui, à l’instant où elle se laisse reconnaître, laisse une lueur qui jamais ne se reverra. “La vérité ne nous échappera pas” – ce mot de Gottfried Keller caractérise avec exactitude, dans l’image de l’histoire que se font les historicistes, le point où le matérialisme historique, à travers cette image, opère sa percée. Irrécupérable est en effet toute image du passé qui menace de disparaître avec chaque instant présent qui, en elle, ne s’est pas reconnu visé. (La joyeuse nouvelle qu’apporte en haletant l’historiographe du passé sort d’une bouche qui, à l’instant peut-être où elle s’ouvre, déjà parle dans le vide.). »

- VI -

« Articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître « tel qu’il a été effectivement », mais bien plutôt devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un danger. Au matérialisme historique il appartient de retenir fermement une image du passé telle qu’elle s’impose, à l’improviste, au sujet historique à l’instant du danger. Le danger menace tout aussi bien l’existence de la tradition que ceux qui la reçoivent. Pour elle comme pour eux, il consiste à les livrer, comme instruments, à la classe dominante. A chaque époque il faut tenter d’arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s’emparer d’elle. Le Messie ne vient pas seulement comme rédempteur ; il vient aussi comme vainqueur de l’Antéchrist. Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’échoit qu’à l’historiographe parfaitement convaincu que, devant l’ennemi, s’il vainc, mêmes les morts ne seront point en sécurité. Et cet ennemi n’a pas cessé de vaincre. »

- VII -

« Rappelle-toi les ténèbres et le grand froid Dans cette vallée résonnant de désolation. »
Brecht, l’Opéra de quat’sous

« À l’historien qui veut revivre une époque, Fustel de Coulanges recommande d’oublier tout ce qui s’est passé ensuite. Mieux vaut ne pas qualifier une méthode que le matérialisme historique a battue en brèche. C’est la méthode de l’intropathie. Elle est née de la paresse du cœur, de l’acedia qui désespère de maîtriser la véritable image historique, celle qui brille de façon fugitive. Les théologiens du Moyen-Âge considéraient l’acedia comme la source de la tristesse. Flaubert, qui la connaissait bien, écrit : “Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour ressusciter Carthage.” La nature de cette tristesse devient plus évidente lorsqu’on se demande avec qui proprement, l’historiographie historiciste entre en intropathie. La réponse est inéluctable : avec le vainqueur. Or quiconque domine est toujours héritier de tous les vainqueurs. Entrer en intropathie avec le vainqueur bénéficie toujours par conséquent à quiconque domine. Tous ceux qui jusqu’ici ont remporté la victoire participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps des vaincus d’aujourd’hui. À ce cortège triomphal, comme ce fut toujours l’usage, appartient aussi le butin. Ce qu’on définit comme biens culturels. Quiconque professe le matérialisme historique ne les peut envisager que d’un regard plein de distance. Car, tous en bloc, dès qu’on songe à leur origine, comment ne pas frémir d’effroi ? Ils ne sont pas nés du seul effort des grands génies qui les créèrent mais en même temps de l’anonyme corvée imposée aux contemporains de ces génies. Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi un document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte, affecte tout aussi bien le processus de leur transmission de main en main. C’est pourquoi, autant qu’il le peut, le théoricien du matérialisme historique se détourne d’eux. Sa tâche, croit-il, est de brosser l’histoire à rebrousse-poil. »

- VIII -

« La tradition des opprimés nous enseigne que l’“état d’exception” dans lequel nous vivons est la règle. Il nous faut en venir à la conception de l’Histoire qui corresponde à cet état. Dès lors nous constaterons que notre tâche consiste à mettre en lumière le véritable état d’exception ; et ainsi deviendra meilleure notre position dans la lutte contre le fascisme. La chance du fascisme n’est pas finalement que ses adversaires, au nom du progrès, le rencontrent comme une norme historique ? – Il n’est aucunement philosophique de s’étonner que soient “encore” possibles au XXe siècle les événements que nous vivons. Pareil étonnement n’a pas de place au début d’un savoir à moins que ce savoir soit de reconnaître comme intenable la conception de l’Histoire d’où naît une telle surprise. »

- IX -

« À l’essor est prête mon aile,
j’aimerais revenir en arrière,
car je resterais aussi temps vivant
si j’avais moins de bonheur. »
Gershom Scholem, Salut de l’ange.

« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner du lieu où il se tient immobile. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où se présente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne les peut plus refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »

- X -

« Les objets que la règle claustrale assignait à la méditation des moines avaient pour tâche de leur enseigner le mépris du monde et de ses pompes. Nos réflexions actuelles procèdent d’une détermination analogue. À cet instant où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur espoir, où ces politiciens aggravent leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions arracher l’enfant politique du monde aux filets dans lesquels ils l’avaient enfermé. Le point de départ de notre réflexion est que l’attachement de ces politiciens au mythe du progrès, leur confiance dans la “masse” qui leur servait de “base”, et finalement leur asservissement à un incontrôlable appareil, ne furent que trois aspects d’une même réalité. Nous voudrions suggérer comme il coûte cher à nos habitudes de pensée d’aboutir à une vision de l’histoire qui refuse toute complicité avec celle à laquelle s’accrochent encore ces politiciens. »

- XI -

« Dès l’origine, vice secret de la social-démocratie, le conformisme n’affecte pas sa seule tactique politique, mais aussi bien ses vues économiques. Rien ne fut plus corrupteur pour le mouvement ouvrier allemand que la conviction de nager dans le sens du courant. Il tient le développement technique pour la pente du courant, le sens où il croyait nager. De là il n’y avait qu’un pas à franchir pour s’imaginer que le travail industriel représentait une performance politique. Avec les ouvriers allemands, sous une forme sécularisée, la vieille éthique protestante de l’ouvrage célébrait sa résurrection. Le Programme de Gotha porte déjà les traces de cette confusion. Il définit le travail comme “la source de toute richesse et de toute culture”. À quoi Marx, pressentant le pire, objectait que l’homme ne possède que sa force de travail, qu’il ne peut être que “l’esclave d’autres hommes [...] qui se sont faits propriétaires”. Cependant, la confusion se répand de plus en plus, et bientôt Joseph Dietzgen annonce : “Le travail est le Messie du monde moderne. Dans [...] l’amélioration [...] du travail [...] réside la richesse, qui peut maintenant apporter ce que n’a réussi jusqu’à présent aucun rédempteur.” Cette conception du travail, caractéristique d’un marxisme vulgaire, ne s’attarde guère à la question de savoir comment les produits de ce travail servent aux travailleurs eux-mêmes aussi longtemps qu’ils ne peuvent en disposer. Il ne veut envisager que les progrès de la maîtrise sur la nature, non les régressions de la société. Il préfigure déjà les traits de cette technocratie qu’on rencontrera plus tard dans le fascisme. Notamment une notion de la nature qui rompt de façon sinistre avec celle des utopies socialistes d’avant 1848. Tel qu’on le conçoit à présent, le travail vise à l’exploitation de la nature, exploitation qu’avec une naïve suffisance l’on oppose à celle du prolétariat. Comparées à cette conception positiviste, les fantastiques imaginations de Fourier, qui ont fourni matière à tant de railleries, révèlent un surprenant bon sens. Pour lui l’effet du travail social bien ordonné devrait être que quatre Lunes éclairent la nuit de la terre, que la glace se retire des pôles, que l’eau de mer cesse d’être salée et que les bêtes fauves se mettent au service de l’homme. Tout cela illustre un travail qui, bien loin d’exploiter la nature, est en mesure de faire naître d’elle les créations virtuelles qui sommeillent en son sein. À l’idée corrompue du travail correspond l’idée complémentaire d’une nature qui, selon la formule de Dietzgen, “est là gratis”. »

- XII -

« Nous avons besoin de l’histoire, mais nous en avons besoin autrement que n’en a besoin l’oisif blasé dans le jardin du savoir. »
Nietzsche, De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire.

« Le sujet du savoir historique est la classe combattante, la classe opprimée elle-même. Chez Marx, elle se présente comme la dernière classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom de générations vaincues, mène à son terme l’œuvre de libération. Cette conscience, qui pour un temps bref reprit vigueur dans le spartakisme, aux yeux de la social-démocratie fut toujours incongrue. En trois décennies, elle a réussi à presque effacer le nom d’un Blanqui, dont la voix d’airain avait ébranlé le XIXe siècle. Il lui plut d’attribuer à la classe ouvrière le rôle de libératrice pour les générations à venir. Ce faisant, elle énerva ses meilleures forces. À cette école la classe ouvrière désapprit tout ensemble la haine et la volonté de sacrifice. Car l’une et l’autre s’alimentent à l’image des ancêtres asservis, non point à l’idéal des petits-enfants libérés. »

- XIII -

« Tous les jours notre cause devient plus claire et tous les jours le peuple devient plus sage. »
Dietzgen, la Religion de la social-démocratie.

« Dans sa théorie et plus encore dans sa praxis, la social-démocratie s’est déterminée selon une conception du progrès qui ne s’attachait pas au réel mais émettait une prétention dogmatique. Tel que l’imaginait la cervelle des sociaux-démocrates, le progrès était, primo un progrès de l’humanité même (non simplement de ses aptitudes et de ses connaissances). Il était, secundo, un progrès illimité (correspondant au caractère infiniment perfectible de l’humanité). Tertio, on le tenait pour essentiellement continu (pour automatique selon une ligne droite ou une spirale). Chacun de ces caractères prête à discussion et pourrait être critiqué. Mais, se veut-elle rigoureuse, la critique doit remonter au-delà de tous ces caractères et s’orienter vers ce qui leur est commun. L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est inséparable de sa marche à travers un temps homogène et vide. La critique qui vise l’idée d’une telle marche est le fondement nécessaire de celle qui s’attaque à l’idée de progrès en général. »

- XIV -

« “L’origine est la fin.”
Karl Kraus, Paroles en vers, I.

L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais qui forme celui qui est plein “d’à-présent”. Ainsi pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé “d’à-présent” surgi du continu de l’histoire. La Révolution française s’entendait comme une Rome recommencée. Elle citait l’ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d’autrefois. C’est en parcourant la brousse de l’autrefois que la mode flaire le fumet de l’actuel. Elle est le saut du tigre dans le passé. Ce saut ne peut s’effectuer que dans une arène où commande la classe dirigeante. Effectué en plein air, le même saut est le saut dialectique, la révolution telle que l’a conçue Marx. »

- XV -

« La conscience de faire éclater le continu de l’histoire est propre aux classes révolutionnaires dans l’instant de leur action. La grande Révolution introduisit un nouveau calendrier. Le jour avec lequel commence un nouveau calendrier fonctionne comme un ramasseur historique de temps. Et c’est au fond le même jour qui revient toujours sous la forme des jours de fête, lesquels sont des jours de commémoration. Ainsi, les calendriers ne comptent pas le temps comme des horloges. Ils sont les monuments d’une conscience de l’histoire dont la moindre trace semble avoir disparu en Europe depuis cent ans. La révolution de Juillet a comporté encore un incident où cette conscience a pu faire valoir son droit. Au soir du premier jour de combat, il s’avéra qu’en plusieurs endroits de Paris, indépendamment et au même moment, on avait tiré sur les horloges murales. Un témoin oculaire, qui doit peut-être sa divination à la rime, écrivit alors :

“Qui le croirait ? On dit qu’irrités contre l’heure
De nouveaux Josués, au pied de chaque tour,
Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour.” »

- XVI -

« Celui qui professe le matérialisme historique ne saurait renoncer à l’idée d’un présent qui n’est point passage [Ubergang], mais qui se tient immobile sur le seuil du temps. Cette idée définit justement le présent dans lequel, pour sa propre personne, il écrit l’histoire. »

- XVII -

« L’historicisme culmine de plein droit dans l’histoire universelle. Par sa méthode l’historiographie matérialiste se détache de cette histoire plus clairement peut-être que de toute autre. L’historicisme manque d’armature théorique. Son procédé est additif ; il utilise la masse des faits pour remplir le temps homogène et vide. Au contraire l’historiographie matérialiste repose sur un principe constructif. À la pensée n’appartient pas seulement le mouvement des idées, mais tout aussi bien leur repos. Lorsque la pensée se fixe tout à coup dans une constellation saturée de tensions, elle lui communique un choc qui la cristallise en monade. Le tenant du matérialisme historique ne s’approche d’un objet historique que là où cet objet se présente à lui comme une monade. Dans cette structure il reconnaît le signe d’un arrêt messianique du devenir, autrement dit une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé. Il perçoit cette chance de faire sortir par effraction du cours homogène de l’histoire une époque déterminée ; il fait sortir ainsi de l’époque une vie déterminée, de l’œuvre de vie une œuvre déterminée. Sa méthode a pour résultat que dans l’œuvre l’œuvre de vie, dans l’œuvre de vie l’époque et dans l’époque le cours entier de l’histoire sont conservés et supprimés. Le fruit nourricier de ce qui est historiquement saisi contient en lui le temps comme la semence précieuse mais indiscernable au goût. »

- XVIII -

« “Par rapport à l’histoire de la vie organique sur la Terre, écrit un biologiste contemporain, les misérables cinquante années de l’homo sapiens représentent quelque chose comme deux secondes à la fin d’un jour de vingt-quatre heures. À cette échelle, toute l’histoire de l’humanité civilisée remplirait un cinquième de la dernière seconde de la dernière heure.” L’à-présent, qui comme modèle du messianique, résume dans un immense abrégé l’histoire de toute l’humanité, coïncide rigoureusement avec la figure que constitue dans l’univers l’histoire de l’humanité. »

A.

« L’historicisme se contente d’établir un lien causal entre les divers moments de l’histoire. Mais aucune réalité de fait n’est jamais, d’entrée de jeu, à titre de cause, un fait déjà historique. Elle l’est devenue à titre posthume, grâce à des événements qui peuvent être séparés d’elle par des millénaires. L’historien qui part de là cesse d’égrener la suite des événements comme un chapelet. Il saisit la constellation dans laquelle son époque est entrée avec une époque antérieure parfaitement déterminée. Il fonde ainsi un concept du présent comme l’à-présent dans lequel ont pénétré des échardes du messianique.  »

B.

« Certes, les devins qui l’interrogeaient pour savoir ce qu’il recélait en son sein ne faisaient l’expérience d’un temps ni homogène ni vide. Qui envisage ainsi les choses pourra peut-être concevoir de quelle manière dans la commémoration le temps passé fut objet d’expérience : de la manière justement qu’on a dite. On le sait, il était interdit aux juifs de prédire l’avenir. La Thora et la prière s’enseignent au contraire dans la commémoration. Pour eux la commémoration désenchantait l’avenir auquel ont succombé ceux qui cherchent instruction chez les devins. Mais pour les Juifs, l’avenir ne devint pas néanmoins un temps homogène et vide. Car en lui chaque seconde était la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie.  »


 
CAMARADES