Voici quelques extraits importants du dernier livre du philosophe Jacques Rancière, Les Temps Modernes, publié à La Fabrique. Je dois dire que mon intérêt pour le livre est inégal en fonction des chapitres. Je retiens surtout les deux premières parties, "Temps, récit et politique" et "La modernité repensée". Ces deux chapitres valent à eux seuls les 13 euros à payer pour ce petit format. Bonne lecture.
« Il y a eu de l’histoire mais il n’y en a plus. »
C’est en ces termes que Marx résumait la méthode de Proudhon qui transformait,
selon lui, les catégories économiques en notions éternelles. Proudhon voulait
tirer d’une justice intemporelle les principes d’un échange équilibré entre les
agents du processus économique. Marx lui opposait une justice qui était le
produit de l’histoire, le but devait être atteint par le développement
historique des relations de production et d’échange. Notre temps semble bien
avoir retourné contre lui la critique. Cette Histoire qu’il opposait naïf
adorateur de la justice éternelle, il nous enseigne qu’elle était elle-même une histoire : la fiction d’un
développement temporel orienté par une fin à venir, le grand récit d’un tort
infligé et d’une justice promise à une victime universelle. Cette histoire-là,
on nous invite à constater aujourd’hui qu’elle n’est plus, que la réalité du
temps dans lequel nous vivons a effectivement clos son âge.
P13
La fiction n’est pas l’invention d’être imaginaires. Elle
est d’abord une structure de rationalité. Elle est la construction d’un cadre
au sein duquel des sujets, des choses, des situations sont perçus comme
appartenant à un monde commun, des événements sont identifiés et liés les uns aux
autres en termes de coexistence, de succession et de lien causal. La fiction
est requise partout où il faut produire un certain sens de réalité. C’est
pourquoi l’action politique, la science sociale ou la pratique journalistique
usent de fictions, tout comme les romanciers ou les cinéastes. Et cette
rationalité fictionnelle se ramène toujours à un noyau fondamental qui est
celui d’une certaine justice du temps : un ordre causal selon lequel des
évènements s’enchainent et des situations se retournent ; un processus de
dévoilement au sein duquel des sujets prennent conscience de cet enchainement
et font l’épreuve de ces retournements. Cette structure matricielle qui met en
rapport des évènements qui s’enchainent, des situations qui se retournent et
des sujets qui en subissent l’effet et en acquièrent la connaissance remonte à
loin. Elle a été fixée en Occident par la Poétique
d’Aristote. Mais elle permet encore de comprendre et de mettre en question la
manière commune dont la science de l’histoire et le discours qui en proclame la
péremption pensent le rapport entre temps et justice.
P14-15
Ce qui aurait disparu (avec l’effondrement de l’Union
Soviétique) est un certain modèle de temporalité : précisément le modèle
d’un temps mû par un processus de dévoilement d’une vérité et une promesse de
justice. Ce qui resterait alors est la seule réalité d’un temps dépouillé de
tout contenu immanent à réaliser et ramené à son cours ordinaire. Ce cours
ordinaire se prête lui-même à des descriptions et des évaluations diverses. Nos
gouvernements et les médias dominants ont salué l’âge enfin venu d’une gestion
experte du présent et de son prolongement immédiat, calculant les chances de
prospérité offertes par des mesures prises pour les six mois à venir et
destinées à être vérifiées dans ces mêmes mois. Des intellectuels désenchantés
y ont vu la réalité crépusculaire d’un temps post-historique marqué par le
règne du présent seul, un présent occupé par le règne sans partage de la
consommation et de la communication. L’optimisme officiel et le catastrophisme
ambiant partageait en tout cas la même vision : celle d’un temps qui avait
dit adieu aux grandes espérances et aux désillusions amères de ce temps de
l’Histoire orienté par une promesse de justice. (...)
Il apparut pourtant assez vite que ce présent déclaré absolu
n’avait pas si bien rompu avec les passions nourries par le poids du passé ou
les promesses du futur. Les pays libérés de l’empire communiste du futur se
voyaient vite affectés par le retour des grands récits nationaux et des
ancestrales haines ethniques ou religieuses. (...) Mais aussi c’est au cœur
même de la rationalité économique que le prétendu règne du pur présent allait
se déclarer comme une guerre entre le poids du passé et les exigences du futur.
On ne tarda pas, en effet, à nous apprendre que la gestion experte et réaliste
du libre marché demandait elle-même des sacrifices dans le présent pour assurer
la prospérité à venir ou éviter la catastrophe imminente
P16
Ce qui fonde la pérennité de la domination mais aussi ce qui
est commun au temps des « grands récits » et à celui qui prétend les
avoir abolis, c’est une division au sein du temps lui-même. Car le temps n’est
pas simplement la ligne tendue entre le passé et l’avenir, une ligne que l’on
peut charger de promesses ou ramener à sa nudité. Il est aussi une distribution
hiérarchique des formes de vie. Et c’est celle-ci qui apparaît en pleine
lumière lorsque l’on prétend révoquer les promesses de dévoilement et de
justice de l’Histoire. Ce n’est pas le mensonge de l’idéologie qui cache la
réalité. C’est la manière de raconter la progression du temps qui recouvre la
distribution des temporalités qui fonde sa possibilité.
P18
(Le) temps de la fiction (d’après la Poétique d’Aristote qui
a mis en place les principes de la rationalité fictionnelle) s’ordonne selon
deux types de renversement : un renversement de situation qui va de la
fortune à l’infortunes, (ou l’inverse) ; et un renversement de savoir qui
va de l’ignorance au savoir. C’est ainsi que le temps se lie au savoir et à la
justice. Les personnages tragiques passent de la fortune à l’infortune non par
l’effet de quelque malédiction divine mais parce que leur action produit des
effets inverses de ceux qui étaient attendus. Et c’est en subissant ces effets
qu’ils accèdent à la connaissance de ce qu’ils ignoraient.
Il est clair que le nœud de ces quatre notions – fortune,
infortune, ignorance, savoir – fournit une matrice de rationalité dont le champ
d’application peut couvrir aussi bien les transformations effectives de nos
sociétés que les intrigues inventées par les poètes. Ce n’est pas pour rien que
la rationalité causale de l’action fictionnelle reçoit deux modalités
équivalentes : elle peut être nécessaire ou vraisemblable. (...) Ce
partage oppose un temps rationnel de la fiction où les choses sont liées par
des liens de causalité à un temps de la réalité ordinaire où elles arrivent
simplement les unes après les autres. La hiérarchie des temps qui fonde la
privilège poétique définit aussi les conditions de la rationalité causale.
Celle-ci a son lieu là où l’on sort de l’univers de ceux qui vivent au jour le
jour. La hiérarchie des temps qui fonde la rationalité de l’action humaine
correspond à une hiérarchie des places qui sépare deux catégories d’êtres humains.
Il y a ceux vivent dans le temps des évènements qui peuvent arriver, le temps
de l’action et des ses fins, qui est aussi le temps de la connaissance et du
loisir. Ceux-là, de l’Antiquité jusqu’au XIXème siècle, ont été désignés comme
hommes actifs ou hommes de loisir. Et il y a ceux qui vivent dans le temps des
choses qui arrivent les unes après les autres, le temps rétréci et répétitif de
ceux qu’on appelle hommes passifs ou mécaniques, parce qu’ils vivent dans
l’univers des simples moyens sans avoir part aux fins de l’action non plus qu’à
la fin en soi du loisir. La rationalité du déroulement horizontal du temps
repose sur une hiérarchie verticale qui sépare deux formes de vie, deux
manières d’être dans la temps, on pourrait dire simplement : la manière d
ceux qui ont le temps et la manière de ceux qui ne l’ont pas.
La justice du temps se dédouble ainsi. Il y a la justice du
processus causal conceptualisé pas la Poétique
d’Aristote, celle qui fait passer les hommes actifs de la fortune à l’infortune
et de l’ignorance au savoir. Et il y a l’autre justice qui la soutient en
silence, celle à laquelle Platon a consacré sa République. Celle-ci consiste en
une distribution bien ordonnée des temps et des espaces, des activités et des
capacités et elle repose sur une condition première que Platon énonce au tout
début du récit sur la formulation de la cité. Cette condition, c’est de
maintenir dans le seul espace de l’atelier ces artisans qui ne doivent pas
avoir le temps d’aller ailleurs, pas le temps de faire autre chose que le
travail qui n’attend pas.
Cette double nature du temps, comme enchainement de moments
et comme hiérarchie des occupations, qu’il faut dégager si l’on veut comprendre
la structure des fameux grands récits et la manière dont elle se survit dans le
présent qui dit l’avoir abolie. Le fait est que les grands récits de la
modernité reposent sur une double distribution des temps. D’un coté, ils ont
annulé l’opposition de la rationalité fictionnelle à la pure empiricité des
faites successifs de l’historia.
C’est ainsi que l’Histoire – avec un grand H – est devenue une forme de
rationalité et une promesse de justice. Les récits du progrès historique et le
récit marxiste de l’Histoire ont appliqué à la succession des faits historiques
le modèle de causalité qu’Aristote avait réservé à l’invention fictionnelle.
Ils ont congédié la hiérarchie des temporalités en soumettant le temps où les
choses arrivent les unes après les autres à une forme rationnelle
d’enchainement de causes et d’effets. Le marxisme a même fait plus : il a
placé la matrice rationnelle des activités humaines dans le monde quotidien
obscur de la production de la vie matérielle et il a opposé cette rationalité
causale d’en-bas aux événements de surface qui appartiennent à la vie glorieuse
des « hommes actifs ». Il a du même coup noué autrement les deux renversements
qui formaient la matrice de la rationalité fictionnelle. A quelques exceptions
près, le nœud tragique faisait coïncider le passage au savoir avec un passage
au malheur. Ce que les héros tragiques apprenaient au terme de l’histoire,
c’était l’erreur qui avait causé leur malheur. A l’inverse, la nouvelle science
historique annonçait un passage du malheur de l’exploitation subie au bonheur
d’une libération obtenue grâce au savoir acquis sur la loi de la nécessité.
Ainsi s’affirmait un lien privilégié entre nécessité et possibilité : le
développement nécessaire des formes de l’exploitation produisait un savoir de
la nécessité qui rendait possible d’en finir avec la loi. L’Histoire devenait
ainsi le récit d’une conjonction positive entre le développement du temps, la
production du savoir et la possibilité d’une justice. L’évolution historique
produisait elle-même une science de l’évolution qui permettait aux agents
historiques de jouer un rôle actif dans la transformation de la nécessité en
possibilité.
P19 - 23