Pour qui cherche à décrypter les évolutions urbaines d’une société à deux vitesses, Grenoble est une très bonne cliente. C’est que la dame à la cuvette ne fait pas les choses à moitié : la ville se transforme à vitesse grand V en exemple type de technopole déshumanisée et investit à grand bruit dans les nouvelles technologies en délaissant sans scrupules les plus démunis. Analyse.
Il y a bientôt un demi-siècle, Grenoble apparaissait aux yeux des urbanistes, des architectes, des sociologues et de nombre de militants de gauche ralliés aux thèses autogestionnaires comme le berceau prometteur d’un « socialisme à visage urbain [1] ». Hubert Dubedout, le maire, et les membres de son équipe, issus pour la plupart des Groupes d’action municipaux et formés par l’Adels [2], avaient entrepris de faire de la ville un modèle alternatif à l’urbanisme technocratique et fonctionnaliste. Celui-ci constituait alors la règle dans les agglomérations que l’État, relayé par les DDE [3], s’employait à « aménager » sous le signe de la modernité. Soit la réhabilitation de Très Cloître, un vieux quartier du centre, avec maintien de la population sur place, la promotion des Unions de quartier pour favoriser la participation des habitants à l’élaboration et la mise en œuvre de la politique urbaine, la création à la périphérie de Grenoble et d’Échirolles de La Villeneuve, avec son quartier emblématique, l’Arlequin, où seraient appliqués les principes cardinaux d’un urbanisme qualifié alors de progressiste - voire révolutionnaire : mixité sociale, équipements intégrés, priorité aux espaces publics.
Les années ont passé. La municipalité socialiste de Hubert Dubedout a laissé la place à celle de droite, nettement affairiste, dirigée par Alain Carignon, un pur produit de la Chambre de commerce. Lequel cédera à son tour le fauteuil à un maire inscrit au PS, l’ingénieur nucléaire Michel Destot. Qu’est devenue aujourd’hui la ville ? Qu’adviendra-t-il d’elle demain ? À entendre les discours des édiles, à lire les brochures et les plaquettes publicitaires émanant de l’Hôtel de Ville, auxquelles font écho les articles publiés dans la presse locale, Le Dauphiné libéré en tête, Grenoble serait plus que jamais un laboratoire urbain. Mais ce qui y est maintenant testé in vivo, le monde futur dont il serait la préfiguration, n’a plus grand chose à voir avec l’utopie urbaine en gestation de l’ère Dubedout. Les opérations phares, réalisées ou en projet, dont s’enorgueillit la municipalité s’inscrivent dans une tout autre perspective, même si les forces sociales en constituant le socle sociologique n’ont, elles, guère changé : celles que l’on appelait jadis les nouvelles couches moyennes (ingénieurs, cadres, techniciens, enseignants, chercheurs…) et que l’on pourrait regrouper aujourd’hui sous le label d’une petite bourgeoisie intellectuelle résolument décidée, désormais, à faire fructifier ses capitaux scolaires et culturels au service de l’ordre établi. À Grenoble comme ailleurs, l’abandon par cette dernière des idéaux contestataires d’antan et son ralliement à une vision gestionnaire de l’ordre des choses existant, mâtinée ici et là de préoccupations écologiques, ont eu pour effet d’imprimer un tour nouveau à la politique de développement et d’aménagement.
À l’instar de ce que l’on peut observer dans les villes rivales de l’hexagone (Lille, Strasbourg, Nantes, Toulouse, Montpellier…), deux termes reviennent comme une antienne dans les discours des acteurs locaux chargés de la promotion de Grenoble et de sa région urbaine : « technopole » et « métropole ». Mais à Grenoble, peut-être plus qu’ailleurs, leur signification est imprégnée d’une idéologie techno-scientiste, qui se matérialise dans des équipements, des installations, des bâtiments totalement décontextualisés au regard de l’histoire sociale de la ville et de son environnement naturel. Hautes technologies, hautes qualifications, hauts revenus, équipements haut de gamme, haute qualité environnementale : ces appellations valorisantes, à fort rendement publicitaire, indiquent bien le caractère élitiste de la politique urbaine menée aujourd’hui. Comme si la « ville du futur » qu’elle est censée faire éclore se trouvait - pour ainsi dire - en lévitation au-dessus de l’espace social réel, accroissant ainsi, aux plans physique et symbolique, la distance entre « la France d’en haut », pour paraphraser l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, et la « France d’en bas ». Autrement dit, dans le cas grenoblois, l’écart entre le pouvoir local et les sans-pouvoirs.
Les acronymes désignant les hauts lieux du social-futurisme grenoblois témoignent déjà, à eux seuls, de cette propension à la déterritorialisation : CEA [4], MINATEC, ILL (Institut Laue-Langevin), SRTelcetronics, GIANT (Grenoble Isère Alpes NanoTechnologies)… Présenté comme un MIT [5] à la française, ce dernier pôle est censé « requalifier en le densifiant et le diversifiant » le polygone scientifique établi sur la presqu’île formée par la jonction de l’Isère et du Drac. Il faisait suite à Europole, lancé sous le règne de d’Alain Carignon pour « élargir et dynamiser le centre-ville », avec son… World Trade Center, dont les abords aseptisés restent déserts de jour comme de nuit, été comme hiver, sauf aux brefs moments où les employés gagnent leurs bureaux ou rentrent chez eux. Mentionnons encore l’« écoquartier » Caserne Bonne, sorti récemment de terre avec la caution des élus Verts et aménagé sur un ancienne friche militaire : son hôtel quatre étoiles, ses appartements de standing HQE, sa luxueuse galerie commerciale ouvrant sur des cafés-restaurants en balcon, bordés de pelouses tirées au cordeau et de plans ou de jets d’eau, ne s’adressent visiblement pas à la partie la plus défavorisée de la population.
Mais l’élite néo-petite bourgeoise grenobloise voit grand : ces prestigieuses réalisations prendront place au sein du Sillon alpin, gigantesque conurbation planifiée de plus de deux cents kilomètres de long qui saccagera l’environnement pour assurer « une continuité urbaine » entre Genève et Valence, via Annecy, Chambéry et Grenoble. « Sillon alpin, un capital espace à gérer autrement », claironnent les élus locaux acteurs du projet. Un vocabulaire en pure novlangue managériale, célébrant par avance les méfaits de ces gestionnaires pour qui un pays est un espace, et cet espace un capital à faire fructifier.
« La Villeneuve, c’est la technopole », pouvait-on lire sur un site consacré au démontage critique du « laboratoire grenoblois » [6], peu après que ce quartier eût défrayé, au cours de l’été 2010, la chronique des « violences urbaines » à la suite d’échauffourées avec la police. Elles avaient été provoquées par le meurtre sur place d’un jeune braqueur, résidant du quartier poursuivi par les forces de l’ordre, et suivies d’un discours « musclé » du président de la République venu promettre une accentuation de la répression contre les délinquants - discours auquel le maire de Grenoble fera écho en réclamant un « Grenelle de la sécurité urbaine ». Au-delà des affrontements, en un quartier populaire placé en état de siège, se livrait « une bataille d’image cruciale pour le techno-gratin local si attaché à développer l’“attractivité du territoire” » [7]. La rébellion des jeunes de la Villeneuve jetait, en effet, un pavé dans la vitrine urbaine high tech grenobloise. Le quotidien Le Monde le révélait à la France entière : « L’image de la “ capitale des Alpes” écornée » [8]. Ces « racailleux » furieux, brûlant des voitures et tirant sur les policiers, avaient mis à mal le rêve d’une technopole en expansion, peuplée de jeunes gens modernes, performants et bien rémunérés - mythe d’une ville « de pointe » édifié sur la liaison recherche-université-industrie. Une ville excluante, aussi.
Ce que l’élite locale prend bien soin de dissimuler pour décrocher le label « Pôle de compétitivité mondial », c’est la place de ceux qui ne s’adaptent pas assez vite à « un monde en mutation ». Les 15 000 habitants de La Villeneuve, déjà largement convertie par la municipalité de droite précédente en dépotoir des laissés pour compte de la modernisation - les locataires plus fortunés fuyant vers les lotissements de maisons individuelles des communes résidentielles -, n’ont pas le profil technopolitain. Celui des « ICT » (ingénieurs-cadres-techniciens) qui « cultivent la foi dans le Progrès, la dénégation de ce que cela implique et la bien-pensance autosatisfaite. Il fallait mettre à part les autres, si possible loin du centre-ville où prolifèrent et prospèrent désormais les vendeurs de vêtements de luxe, les tenancières de “spas”, les “créatifs“... Ce Grenoble-là a pointé sous Carignon, puis s’est épanoui avec Destot. Et chacun, parmi les 20 % d’actifs grenoblois qui travaillent dans les laboratoires, les établissements d’enseignement supérieur et les industries avancées, de faire semblant d’ignorer l’existence des “en dehors” » [9]. L’exemple, il est vrai, venait de haut : « Je préfère gérer les problèmes de riches plutôt que les problèmes de pauvres », avait publiquement fait savoir le maire, Michel Destot [10]. Tel un retour du refoulé, voilà qu’une partie de la progéniture de ces exclus du droit à la ville ont montré que les « problèmes de pauvres » pouvaient parfois concerner aussi les riches.
Il existe une différenciation socio-spatiale très nette au sein de l’agglomération grenobloise, entre une « aristocratie du savoir » scolairement dotée, bénéficiant d’emplois stables et de salaires élevés, et des « personnels de services » voués aux tâches subalternes, aux bas salaires et à la précarité ; eux sont les soutiers de la technopole. À cet égard, les « émeutes » de la Villeneuve en juillet 2010 ne sauraient faire oublier que l’existence d’un important « volant de main d’œuvre » à la recherche d’un emploi n’a pas que des inconvénients pour les « riches ». C’est dans l’armée des jeunes sans qualification que puisent, entre autres, les hôteliers, les restaurateurs ou les entreprises de nettoyage. Même les administrations n’hésitent pas, en matière de recrutement, à recourir aux contrats à durée déterminée ou au travail à temps partiel pour garnir les postes dévalorisés concourant à la bonne marche de la technopole et au bien-être des technopolitains. Dans l’aire urbaine grenobloise, comme dans les autres métropoles prétendant à l’« excellence urbaine », les habitants ne sont pas tous logés à la même enseigne, fût-elle « high tech, durable et solidaire ». À l’échelle de la ville comme de la société toute entière, des inégalités multiformes séparent les « grosses têtes » des « gros bras » ou des « petites mains ».
Comment, dès lors, « renforcer la cohésion sociale et urbaine », pour reprendre la formulation adoptée par l’Association des maires des grandes villes de France, réunie en conclave en septembre 2010 à la demande de son président Michel Destot ? La présence des maires parmi les plus sécuritaires de l’hexagone ou du criminologue de choc Alain Bauer laisse deviner la marche à suivre pour garantir « la sécurité, première des solidarités », comme se plaît à la ressasser Destot. Le « modèle urbain » auquel le maire de Grenoble aime à se référer suffira à en résumer la philosophie : celui-ci avoue « regarder attentivement l’expérience de Singapour ». La cité informatisée totalitaire où chacun est sommé de se comporter en fourmi numérique sous contrôle et surveillance permanents. Gageons que les nanotechnologies et les implants numériques pour manipuler les cerveaux, issus des laboratoires grenoblois de Minatec, y pourvoiront dans la métropole rhône-alpine. On l’aura compris : « technopolis », c’est aussi « technopolice ».
Notes
[1] Jean-Pierre Garnier, Denis Golschmidt, Le socialisme à visage urbain, Essai sur la local-démocratie, Éditions Rupture, 1977.
[2] Association pour le développement de l’éducation locale et sociale.
[3] Direction départementale de l’équipement.
[4] Significativement, le Commissariat à l’énergie atomique est devenu en même temps, greenwashing capitaliste aidant, Commissariat aux énergies alternatives. Il intervient dans quatre grands domaines ainsi labellisés : « énergies décarbonées », « défense et sécurité globale », « technologies pour l’information », « technologies pour la santé ».
[5] MIT : Massachusetts Institute of Technology.
[6] « La Villeneuve, c’est la technopole », sur le site de Pièces et main d’œuvre. Ses animateurs, de « simples citoyens » de Grenoble, se proposent de mettre au jour les rouages de la technopolisation, ainsi que ses ravages sociaux et écologiques.
[7] Ibid.
[8] Le Monde, 20 juillet 2010.
[9] « La Villeneuve, c’est la technopole », art. cit.
[10] Réunion « Comprendre la ville » du 24 février 2004.
Publié le 9 février 2011, par Jean-Pierre Garnier sur ArticleXI
http://www.article11.info/spip/Technopolis-le-laboratoire-urbain
Cet article a été publié dans le premier numéro de la version papier d’Article11, sorti en novembre 2010