« La mise au travail collective, exigée par l’agriculture et le commerce, impose à chaque être humain une redistribution de son espace et de son temps.
C’en est fini du nomadisme et de la gratuité des jours et des nuits. Les heures consacrées aux activités de production refoulent la satisfaction des pulsions naturelles dans une sorte de parenthèse occupée par le repos réparateur et située dans une marge temporelle où la productivité ne domine pas : la nuit, la fête, les lieux secrets, l’imaginaire, le rêve. Telle est la séparation fondamentale: le travail nécessaire jette l’interdit sur les désirs, qui ne connaissent d’autre loi que leur jouissance, et les condamne à se satisfaire dans la honte de l’inutilité, dans l’occulte, à la sauvette et au revers de la vie qu’ils drainent initialement.
Avec l’intrusion du travail, le corps perd sa totalité sensuelle, il se scinde en deux principes: la tête, élément dirigeant, dont la pensée contrôle et réprime l’énergie libidinale, et le corps, élément dirigé, réduit à une musculature lucrative, à la main servile.
J’appelle “perspective inversée”, ou “perspective marchande”, l’état de choses où la jouissance est réprimée comme force hostile au travail et à sa civilisation, où la vie se racornit en survie, où les plaisirs, frappés par l’interdit, ne s’affirment jamais que déchirés en une blessure mortelle. Une civilisation où la gratuité de la vie, traitée comme un mal absolu, est refoulée dans la nuit du négatif, chargée d’angoisse et de culpabilité, et débusquée dans un défoulement où elle paie tribut à la mort.
La nécessité de sacrifier la quête de la jouissance gratuite à l’obligation sociale de travailler a imprimé, il y a quelque dix mille ans, un mouvement d’inversion globale à l’évolution de la vie humaine telle qu’elle se dégageait lentement de la nature, à la façon de l’enfant se développant dans le ventre maternel. Nous le savons d’autant mieux qu’en chaque naissance se révèle aujourd’hui à la conscience la distorsion qui s’empare identiquement de l’enfant pour l’étirer jusqu’à la mort dans une existence qui est la négation de toute existence humaine.
Aucune illusion céleste ou terrestre ne peut désormais le dissimuler: la voie artificiellement tracée à l’humanité, c’est la vie séparée de soi, devenue étrangère à elle-même et condamnée – elle qui ne peut exister quelque part sans affirmer sa volonté d’être partout – à s’objectiver dans un monde de choses jusqu’à la perfection de l’objet inerte, jusqu’au cadavre, modèle social achevé de l’homme enfin confondu avec la marchandise qu’il produit.
Comment la malédiction où le désir se punit de n’être pas rentable n’aurait-elle pas tiré de l’étrangeté où chacun devient étranger à soi-même l’image d’un Dieu de terreur et de consolation, d’un Dieu qu’il faut payer et qui paie en retour? Il n’y a pas de Dieu dont le pouvoir ne soit assis sur la négociation de la vie, sur l’inversion des plaisirs, sur l’ignoble et épuisant travail du refoulement et du défoulement. »
Raoul Vaneigem, « Le Mouvement du libre-esprit. Généralités et témoignages sur les affleurements de la vie à la surface du Moyen Âge, de la Renaissance et, incidemment, de notre époque »
Via Mona Chollet