04/04/2018

F. Lordon sur la violence en périodes révolutionnaires (3.4.18)

Extrait de la conférence-débat entre Frédéric Lordon et Bernard Friot, organisée à l'Université Paris-Tolbiac, le 3 avril 2018, par l'association Projet d'Utopie, dans le cadre de la Commune Libre de Tolbiac. Je vous mets la vidéo en dessous.

(1:06:06 - 1:12:31)

#1
... Je considère en effet que la violence est une question anthropologique de première grandeur et que toute pensée de la révolution a à s’y confronter. Je ne sais pas si je dois me lancer dans le détour qui me vient à l’esprit, peut-être que oui parce que, surtout dans la discussion politique, cette question de la violence reconduit au télescopage de ce que j’appelle les anthropologies hémiplégiques ou unilatérales, à savoir : l’hommes mauvais, l’homme loup pour l’homme, l’anthropologie hobbesienne ; et l’homme coopératif, altruiste et sympathique, l’anthropologie disons d’une certaine pensée libertaire qu’on peut faire remonter éventuellement jusqu’à Rousseau. Cette antinomie anthropologie m’a toujours semblé inepte. Alors pour ce coup là je vous prie de m’excuser, mais je vais opérer nécessairement un changement de régime et une légère bifurcation de registre... Si il y a bien un philosophe qui a parfaitement vu la chose.... C'est Spinoza. « Homo homini lupus et deus. » « L’Homme est un loup et un dieu pour l’Homme. » La question n’est donc pas de savoir s’il est un loup ou s’il est un Dieu. La question est de savoir, comme toujours, quelle forme institutionnelle nous nous donnons et comment nous agençons nos biotopes politiques pour que l’Homme soit davantage un Dieu qu’un loup, et pas l’inverse. Il est bien certain que les effets de ce point de vue du capitalisme sont assez faciles à répertorier.

#2
La violence me semble-t-il, est la tache aveugle de la pensée révolutionnaire et en particulier dans la version qu’en a donnée Lénine dans l’Etat et la Révolution, qu’il résume dans le syllogisme suivant : (majeure) toute violence dans l’histoire est violence de la lutte des classes ; or (mineure) la société communiste est la société sans classe ; (ergo) conclusion, dans la société communiste il n’y aura plus de violence. J’ai le regret de critiquer ce beau mouvement parce que c’est le moment où Lénine a tendu la main aux anarchistes dans la conjoncture particulière qui est celle que vous connaissez puisque le livre a été écrit en septembre 17. Et cependant, si vous voulez, ici pour moi, la carence de pensée anthropologique est abyssale. Alors il faut y répondre. C’est l’une des taches aveugles anthropologique du marxisme. On ne peut pas reprocher à Marx de n’avoir pas tout pensé. C’est aussi la tache aveugle du marxisme après Marx notez bien. 

#3
Bon. Je fais juste une petite parenthèse pour indiquer quand même, parce que là j’y vois un signe des temps : La violence politique est une question qui est en cours de détabouisation accélérée. Il y a dix ans encore, évoquer l’idée de violence en politique, même dans un écrit théorique, faisait de vous une espèce d’irresponsable qui veut mettre la société à feu et à sang et qui à la bave aux lèvres, ou pas loin. On est en train de s’apercevoir qu’on arrive dans des zones critiques où un certain nombre de choses vont avoir du mal à se passer calmement, je veux dire.

#4
Et cependant, il ne faut pas sous estimer l’immense difficulté de penser, pour commencer, que pose la question de la violence dans une perspective révolutionnaire. Car en effet, pour affirmer un projet révolutionnaire comme celui de la souveraineté collective des producteurs, il va falloir passer sur le corps de la propriété privée. Et, ça risque de ne pas se faire sans casse. Et, en effet, la violence contre révolutionnaire sera déchainée. Car alors là, pour le coup, l’Histoire est assez riche d’enseignements invariants dans ce registre là. Toutes les tentatives en cette matière ont été réprimées dans le sang. Alors évidemment, si vous voulez, on ne peut pas contempler cette perspective sans en être étreint.

#5
Et puis il faut se demander également : Qu’advient-il d’une forme politique qui nait dans des circonstances pareilles ? Comment pourrait-elle ne pas en être marquée de manière indélébile ? Car la forme politique aura du mal à éviter de prendre, sous les nécessités de la guerre civile révolutionnaire, une forme étatique centralisée. Et alors, comment pourrait-elle se défaire de ce pli originel ? Comment un Etat qui nait dans le chaos révolutionnaire peut-il ne pas être un Etat centralisé, militaire, policier, violent, et totalitaire ? Voilà la question à se poser. Et c’est une question dont la réponse n’a rien d’évident. Et à laquelle on ne répondra pas à coup de wishful thinking, c’est à dire à coup de pensée magique qui ferait l’impasse sur la question plutôt que de la résoudre.

Frédéric Lordon

 
CAMARADES