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« Comment les idéologues de la
modernité dans son acception courante parviennent-ils alors à distinguer leur
produit — la révolution informatique et la modernité libérale mondialisée —
de l’espèce détestable précédente, sans s’engager dans les interrogations
politiques et économiques systématique sérieuses que le concept de
postmodernité rend inévitables ? La réponse est simple : vous parlez
de modernités « alternées » ou « alternatives ». Tout le
monde connaît désormais la formule : cela signifie qu’il peut y avoir une
modernité pour chacun, qui se distingue du modèle anglo-saxon hégémonique ou
typique. Tout ce que vous détestez dans cette dernière (dans notre modernité du
capitalisme libéral), y compris la position subalterne dans laquelle elle vous
maintient, peut être gommé par l’idée « culturelle » rassurante que
vous pouvez façonner différemment votre propre modernité, de sorte qu’il peut
en exister une version latino-américaine, une version indienne ou africaine, et
ainsi de suite. (...) Mais cela a pour but d’occulter l’autre sens fondamental
de la modernité, celui du capitalisme mondial lui-même. »
Fredric Jameson, A Singular Modernity, Londres, Verso Books,
2002, p.12
Je crois que Jameson a raison ici aussi bien au niveau
politique qu’au niveau conceptuel. Au niveau politique vous savez quelle est sa
thèse : la modernité est un autre nom du capitalisme, aujourd’hui le
processus capitaliste global. Et, l’idée c’est que l’erreur de cet historicisme
nominaliste c’est de dire de
nouveau : « Mais il n’y a pas la modernité, il y a diverses
modernités. Vous les européens avez la votre, mais nous, en Inde, en Amérique
Latine, au Japon etc. nous allons construire une autre modernité sans vos
antagonismes, sans lutte des classes, blablabla. » Cela vous indique déjà
où est le problème : On ne doit jamais oublier qu’on a déjà vue dans
l’Europe de la première moitié du 20ème siècle un grand essai de modernité
alternative, et c’est le fascisme bien sûr. C’est exactement ca !
« Comment garder la modernisation industrielle mais en évitant tous les
antagonismes qui sont projeté sur le juif, la lutte des classes, etc. »
Donc je crois que c’est ça qui est erroné dans ce nominalisme de la pluralité
des modernités. Ce qui disparaît, c’est le fait que, oui, au niveau des faits
c’est vrai, il n’y a qu’une société moderne, paradigmatique peut-être. Il n’y
a que des différentes modernités, il y a une modernité allemande, une modernité
anglo-saxonne, japonaise, etc. Mais où est l’universalité ? Elle n’est pas
dans un cadre général mais dans l’antagonisme du capitalisme. Voici
l’idée : Toutes les modernités positives, qui existent vraiment, ne sont
que des réponses pour essayer de contrôler, de pacifier, un antagonisme
fondamental. Et cet antagonisme lui-même est la seule universalité. Et sans
cette référence à cet antagonisme de l’universalité, on ne peut pas vraiment
comprendre la pluralité des différents modes de modernité.
Je crois que c’est à cela que pense Hegel avec sa notion
d’universalité concrète. Ca n’est pas que l’on a une universalité, disons La modernité qui se divise entre
modernité anglo-saxonne, européenne, etc. Non. L’antagonisme n’est pas entre
des modernités particulières dans le cadre d’un tout englobant, d’une modernité
générale, non. L’antagonisme véritable n’est pas entre les formes
particulières, mais entre le particulier et l’universelle lui-même. Chaque
particularité est dans un rapport antagoniste avec sa propre universalité.
Je crois que c’est justement ce que Lacan indique. Et on
peut dire la même chose du concept d’Etat par exemple. Pourquoi y a-t-il plusieurs
formes d’Etat ? Parce que, comme on le sait depuis le Marxisme, l’état est
un projet totalement inconsistant et antagoniste : Comment imposer une
pacification du corps social mais basé précisément sur la lutte des classes.
Les différentes formes d’Etat sont des tentatives de combattre, de contrôler
cet antagonisme.
Hegel dit que cet antagonisme au niveau de l’Etat est
irréductible, que la seule façon d’obtenir un Etat vraiment en réconciliation,
c’est de sortir du domaine même de l’Etat. C’est à dire d’aller dans l’absolu,
dans la communauté religieuse, etc. etc.
Slavoj Zizek