03/08/2017

INFORMATION, JOURNALISME ET DOMINATION SOCIALE

Je partage ici un texte rédigé par un de mes anciens prof. Je ne l'aimais pas, le prof, mais ici il fait du bien meilleur boulot qu'en amphi. C'est donc un article de Marc Sinnaeve paru dans le magazine Agir par la culture dans son édition du printemps 2014. Marc si tu trouves cette reproduction... voilà quoi. 

Source : https://www.agirparlaculture.be/pdf/apc_37.pdf


L’INFORMATION CAUTIONNE LA DOMINATION SOCIALE

La logique frontale et présentiste de la médiatisation contribue à diffuser des grilles de lecture conservatrices du monde qui « naturalisent » la domination sociale. Le fait qu’il y ait des pauvres et des riches, des hommes qui gagnent davantage que les femmes, des salariés contraints d’accepter des sacrifices, en même temps que des actionnaires toujours mieux rémunérés, est parfois déploré. Mais sans que jamais ne soient interrogés ou remis en cause les fondements de l’ordre social qui y contribuent…

D’où les médias regardent- ils le monde et l’histoire ? De plus en plus, nouveaux régimes de production obligent, c’est du bout de leur nez, collé aux écrans des flux continus de l’actualité et à ceux des commentaires des réseaux sociaux. La gestion des écrans est d’ailleurs devenue plus importante, plus chronophage, dans les pratiques professionnelles, que la recherche proprement dite de l’information, l’enrichissement de celle-ci ou son approfondissement.

Le type d’information qui en résulte tourne rapidement en boucle, puis à vide, tant les dynamiques désormais bien installées de la production low-cost et de la marketisation médiatique rabotent le travail journalistique proprement dit.

Ce qui disparaît effectivement, de plus en plus, c’est l’espace intermédiaire du traitement journalistique. Le traitement, c’est l’ensemble des opérations au terme desquelles l’info de base se trouve transformée en un « sujet d’information ». Un peu de la même manière que le traitement d’un malade opère une transformation de celui-ci en le reconstruisant. Traité, le sujet d’information est, lui aussi, un construit ou un reconstruit. Idéalement, il est un complexe, dont l’enrichissement par rapport à la fruste nouvelle de départ est, précisément, ce qui lui permet de pouvoir interagir avec l’infini mouvement du réel, dans la compréhension du monde et la production du sens.

Or, dans les médias centraux traditionnels, l’heure est à l’appauvrissement du traitement des contenus, en raison de calculs de rentabilité, de rapidité de fabrication et de mise en circulation, de facilité de consommation… Les sujets d’information se trouvent alors vidés, à un degré ou à un autre, de leur complexité et des « grappins mentaux » qui les relient à la multitude du monde et qui leur accrochent du sens.

De sujet de connaissance, l’information devient objet de consommation : sorte de pion unidimensionnel figé, ne signifiant qu’en lui-même, ou qu’en fonction de la charge émotionnelle dramatique ou emphatique dont il est (sur)investi. Cette assignation du sens par la résonance du bruit médiatique, c’est ce que Vincent de Coorebyter a appelé, dans ces mêmes colonnes, la tentation de l’hyperbole.

Le mouvement s’accompagne du souci d’éliminer toujours plus la distance espace temps entre l’événement et le public…

UNE IMPRESSION DE PRÉSENT ABSOLU

Désormais, en effet, dans son positionnement stratégique, un média d’information qui se veut concurrentiel rapporte moins l’événement au public qu’il n’estime devoir en faire partie. C’est cet te démarche fusionnelle, aux yeux des stratèges de l’audience, qui constituerait, pour l’enseigne de presse, la valeur ajoutée à la relation qu’elle entretient et monnaie avec ses clients. En « collant » à l’événement, le média entend faire valider l’idée qu’il « collerait » à son public et aux aspirations de celui-ci. On lui offre, au besoin, pour cela, des tablettes, c’est-à-dire les outils-supports mêmes par lesquels on entend établir ou renforcer le lien.

La prédilection marquée pour les directs ou faux directs, tout comme la multiplication des messages numériques d’annonce ou d’alerte, visent à alimenter un effet de présence : l’impression donnée au public d’être en prise directe (ou rapprochée) avec l’événement en train de se dérouler. Une impression de présent absolu… Le « 11 septembre 2001 » peut être considéré comme la matrice de cette couverture de l’événement au plus près, rendue possible par les techniques de la compression du temps et de l’espace.

Le nez collé au pare-brise présentiste de l’actualité, le journalisme perd une partie de sa capacité de saisir (plus) pleinement le réel. Il perd, notamment, le sens de la latéralisation, de la perception de ce qui se trouve sur les champs latéraux, la richesse, le relief, la profondeur de ce qui nous entoure : ce que Paul Virilio nomme la « stéréo-réalité naturelle ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, observe le théoricien de la vitesse, si les animaux ont le plus souvent les yeux implantés sur les côtés de la tête, pour mieux anticiper l’attaque surprise de prédateurs qui ne vient jamais de face.

« EN “COLLANT” À L’ÉVÉNEMENT, LE MÉDIA ENTEND FAIRE VALIDER L’IDÉE QU’IL “COLLERAIT” À SON PUBLIC ET AUX ASPIRATIONS DE CELUI-CI. ON LUI OFFRE, AU BESOIN, POUR CELA, DES TABLETTES, C’EST-À-DIRE LES OUTILS-SUPPORTS MÊMES PAR LESQUELS ON ENTEND ÉTABLIR OU RENFORCER LE LIEN ».

À l’inverse, les médias de l’instant tendent à ne voir et à ne donner à voir que la réalité frontale, c’est-à-dire celle qui est la plus proche de l’univers mental à la fois de leur public et… des journalistes eux-mêmes. Lesquels travaillent, la plupart du temps, par reproduction du connu, du déjà-vu. Ce qui est, il faut bien le dire, leur seule échappatoire, souvent, dans les conditions d’urgence permanentes auxquelles leur production est soumise.

D’où le sentiment tenace en nous, public, de reconnaître la « petite musique » familière de l’actualité, qui correspond à des informations « déjà reçues avant d’être émises », pour le dire avec Pierre Bourdieu. On peut même poser que l’information nous surprend rarement, tant elle a tendance à conforter nos idées reçues et nos a priori, dans ce qu’elle donne à voir du monde. Car elle privilégie – et, ce faisant, légitime – ce qui est connu, ce qui est ou paraît manifeste, ce qui existe ou semble avoir toujours existé, dans une sorte d’ordre permanent des choses.

UN ASSENTIMENT FONCIER À L’ORDRE SOCIAL

On comprend mieux, alors, pourquoi et comment le discours médiatique donne l’impression d’adhérer à une vision (néo) libérale de l’économie-monde, alors que la majorité des journalistes se disent plutôt de gauche. Qu’il s’agisse de « l’austérité budgétaire » à appliquer, des « réformes structurelles » à mener (sur le marché de l’emploi, pas sur celui de la concurrence fiscale), des « marchés financiers » qui font la pluie et le beau temps, du « libre-échange » carburateur de la prospérité économique (plutôt qu’arme de dumping social, écologique et fiscal), des rémunérations des « top-managers » d’entreprises publiques autonomes, de la « nouvelle gouvernance » européenne qui distribue les bons et mauvais points à l’élève Belgique toujours un peu trop indisciplinée, ou encore de la « Troïka » (Commission européenne, BCE, FMI) en agent de probation des efforts de rédemption des délinquants budgétaires de la périphérie de la zone euro..., la vision médiatique épouse la doxa de l’époque. Non par complot ou par connivence avec les forces du « grand capital », mais en raison même du fonctionnement et des dispositifs de l’information contemporaine. Ce qu’il y a de commun dans la manière de traiter des réalités ou des processus que l’on vient d’énumérer, c’est que les informations qui les englobent les présentent de plus en plus sous le statut de « faits institués », dotés d’une existence propre et immuable. Un peu comme s’il s’agissait d’entités spécifiques ou d’acteurs autonomes, qui échapperaient à la trame complexe des rapports sociaux et de ce qui fonde ceux-ci : les logiques de domination, les modes de production ou de reproduction des inégalités, les hiérarchies existantes, les rapports de force, le fétichisme de la valeur d’accumulation dans nos sociétés, l’emprise croissante des impératifs comptables et des intérêts privés sur les politiques publiques…

« IL VA DE SOI, POUR LES MÉDIAS, QUE “L’ORDRE DES CHOSES”, LE COEUR DU SYSTÈME, N’EST PAS UNE CONSTRUCTION SOCIALE, MAIS UN DONNÉ NATUREL.»

Ce n’est pas que les journalistes ignorent tout de l’existence de ces ressorts sous-jacents de la vie sociale. Mais les logiques de production d’une part, le capital culturel moyen des (jeunes) membres de la profession, d’autre part, le mythe profondément incorporé de l’objectivité positiviste du monde « tel qu’il est », enfin, ne prédisposent pas les acteurs professionnels du journalisme à accéder à une capacité effective d’analyse critique des fondements de la réalité qui les entoure. Tant sont prégnants et profondément intériorisés, aussi, les schémas de production et de reproduction au quotidien du « scénario sans script » de l’actualité.

Il en résulte, comme l’a montré en son temps le sociologue Alain Accardo, un assentiment foncier de la parole journalistique au monde environnant et à l’ordre social existant, en raison du simple fait qu’ils… existent. En découle, de même, une quasi-impossibilité professionnelle, autant structurelle que culturelle, d’entretenir un rapport au réel autre que mystifié. Tant il va de soi, dans la techno-vision simplifiée du monde qui caractérise l’impensé médiatique, que « l’ordre des choses », le cœur du système, n’est pas une construction sociale, mais un donné naturel.

Cela explique aussi pourquoi ce type de régime médiatique est peu porté à présenter, en tant que telles, les formes de résistance ou de remise en cause de la domination sociale. Il est d’ailleurs symptomatique de constater comment ceux qui, dans le débat public, se hasardent à questionner les fondements du cœur de la machine (s’interroger sur le bienfondé de l’emprise croissante du management privé dans les services publics, par exemple) se voient aussitôt taxés d’idéologues, si pas de populistes.

Marc Sinnaeve – Printemps 2014

 
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