01/08/2016

Lyotard, le Temps, le désir, et le capitalisme

Voici quelques extraits de la postface de Jean-François Lyotard à Science-Fiction et Capitalisme, critique de la position de désir de la science (1974), de Boris Eizykman. Il y est question de Temps, de désir, de potentiel, et de capitalisme. C’est assez pointu, mais un peu moins que le bouquin en lui-même qui est difficilement abordable sans de bonnes bases en psychologie, psychanalyse, et les concepts qui gravitent autour. C'est un sujet passionnant que les implications du système sur cette chose essentiel à l'humanité qu'est le Temps. Vaste sujet sur lequel je n'ai pour l'instant pas beaucoup plus que des intuitions mais auxquels je compte consacrer pas mal de temps... 

PS: C'est moi qui souligne ;)

B.


Juste judex ultionis, donum fac remissionis ante diem rationis.
Toi le juge qui tire juste vengeance, fais-moi don de rémission avant que vienne le jour du Compte.

(...)

La question de la production du temps organisé, de la mémoire donc et de l’anticipation, à partir d’un procès supposé a-chronique, reste entière.

(...)

Maintenant imaginez deux choses : la première serait que l’heure de l’accomplissement ne sonne jamais, et que, comme pour les premiers chrétiens ou les millénaristes, l’avenir cessant d’être un événement pour devenir un véritable horizon, toujours repoussé, la réserve d’énergie potentielle ne cesse de se gonfler, et que s’aggravent l’inhibition du désir et le clivage des objets de son accomplissement désormais ineffectuable. Et la deuxième chose : que cette réserve énergétique soit remise en circulation, c’est-à-dire s’investisse derechef (mais toujours sous la condition de l’inhibition), du moins pour partie ; que se fassent donc des avances de restes énergétiques ; qu’avec ces avances de nouvelles « médiations » (pour parler comme Hegel) soient rendues possibles et que soit étendu le réseau des choses et des personnes investies par le désir, médiatisés. Alors on n’a pas seulement la temporalisation, mais la capitalisation, qui n’exige pas seulement une organisation des évènements en chronologies réglée, mais aussi, non sans paradoxe, l’anticipation de virtualités à venir en actes présents, c’est-à-dire le rapprochement de l’horizon des investissement libidinaux et économiques, le raccourcissement des perspectives. Le capital est par là une avance de temps faite par la mise à disposition actuelle d’un supplément d’énergie « normalement » disponible plus tard.
Il est clair que quand le banquier prête de l’argent, ce n’est pas de l’or, métal précieux, dont il fait l’avance, mais du temps ; il procure à son débiteur une avance de jouissance qui est une anticipation de durée : il le rajeunit puisqu’il lui « donne » des moyens qu’il n’aurait que plus vieux ; ou bien il le vieillit, puisqu’il le dote de l’âge plus élevé de ces moyens ; en fait il l’arrache à l’organisation chronique même dont il est pourtant l’incarnation en tant que maître inhibiteur. La même analyse vaudrait sans doute pour décrire les avances énergétiques que l’entrepreneur obtient de ses acheteurs (sous la forme de la différence entre les coûts de production et les prix de vente) ou de ses ouvriers (travail payé en fin de mois). Si on la poursuivait, on comprendrait non seulement que le capital n’est pas une chose, mais qu’il n’est même pas un rapport entre des hommes ou des fonctions sociales : il est une relation du désir à lui-même, un retour sur soi par lequel la dépense d’énergie se retarde « pour » pouvoir s’anticiper. Ce qui permet de comprendre qu’au cœur de ce dispositif libidinal, où se joue un tel jeu sur le temps, la formation de la temporalité soit en effet une pièce maîtresse.

(...)

Le capitaliste, c’est-à-dire l’instance qui détient, de quelque façon qu’on imaginera (par sa naissance en vieille bourgeoisie, par son « mérite » personnel ou sa « chance » de self made man, par son appartenance à l’appareil du parti « communiste »), qui détient donc ou croit détenir et fait croire à tous qu’il détient cette réserve, donc qui est placé à l’endroit où le désir inhibé se referme en potentiel et en pouvoir, le capitaliste ainsi entendu est le faiseur d’avances de temps, d’un temps à venir identique au temps passé.
Le désir inhibé en réserve, épargné, va trouver en lui justement le moyen de son actualisation : vous voulez ne plus attendre, vous voulez détruire le retard imposé à la jouissance ; le capitaliste vous donne le moyen d’anticiper l’avenir, de rapprocher de vous l’horizon des actes désirés, en cela identique à l’usurier, et donc au diable, à un anti-dieu (ou au fils de dieu) capable de déranger l’ordre des temps institué par dieu. Méphisto vend la jouissance cash. Mais où le capitaliste est un bon diable, c’est que le prix à payer n’est pas usuraire, le loyer de l’argent n’étant que le coût de l’avance chronologique qu’il vous fait, et le temps se prêtant aux mêmes conditions générales de négoce que n’importe quelle marchandise puisque temps et marchandise, c’est toujours des quanta d’énergie. Le diable vous extorque la vie éternelle contre la jouissance, usant précisément de cette propriété qu’a la libido de n’être pas comptable en temps chronique secondaire, donc de sa faculté de donner un infini de temps contre une seconde, puisqu’il y a un infini aussi dans la seconde, - vue libertine acérée contre laquelle Blaise Pascal eût été mieux inspiré de ne pas parier. Le capitaliste vous demande seulement 10%. 10% de quoi ? De votre temps organisé diachroniquement, de ce qu’on appelle votre vie, c’est-à-dire de votre énergie libidinale inhibée, quantifiée, identifiée.

(...)

La mort capitaliste n’est pas une face d’un processus dialectique (ça, c’est ce que dit le réformisme), et pas non plus l’œuvre de la domination d’un grand Scélérat, prêtre, despote, banquier (image paranoïaque). Elle est l’inhibition du désir, son rabattement, sa mise en réserve et sa dépense anticipée, et tout cela est un dispositif libidinal même, un dispositif d’accélération des accomplissements de désir, qu’on a appelé progrès, développement... Ce dispositif offre les traits de temporalité « rationnelle » que l’on connaît : calendrier, comptabilité des échéances, intérêts composés, etc., lesquels supposent la ligature de l’atemporalité pulsionnelle dans le double réseau de la distribution des postes présent-passé-futur, et de la composition des investissements libidinaux en quantités additionnables et annulables. C’est bien une mort, on pourrait y détecter quelque chose comme l’aliénation. C’est cette mort qui se nomme survie. On n’y opère que par des signes comme échangeables, les singularités en sont exclues comme l’inappréciable ; le futur lui-même, l’évènement, l’étrange y sont négociables. L’image du capitaliste – qui n’est pas forcément quelqu’un, mais que chacun de nous est en partie en tant que tout désir s’instancie en ce dispositif de pouvoir – cette image est la figure de cette mort par inhibition.
Le capitaliste est toujours déjà mort selon cette figure, c’est pourquoi il ne meurt pas. Son temps se reproduit lui-même identique à soi : toute consommation est une production, toute destruction un potentiel d’investissement, et toute mort un simple petit déplacement sur place de l’instance du Présent (dit) Vivant – en même temps que toute production est destruction et tout investissement dépense. Son temps est comme le caoutchouc d’une fronde : les prélèvements financiers qui sont des retraits d’énergie permettant, réinvestis, des gains d’énergie et des avances de jouissance. Comme le Benedict Howards de Jack Barron et l’éternité[1], le capitaliste est l’éternel, et donc le mort comme perpétuel survivant : « cercle noir de la mort » toujours repoussé, horizon toujours différé, calcul sans fin, permanence qui n’est plus permanence de rien, mais simple perduration.   

(...)

Il faudrait distinguer ce potentiel du pouvoir proprement dit. Le potentiel occuperait une position intermédiaire entre pouvoir et puissance. Non pas puissance, force, au sens de Nietzsche, laquelle n’est jamais donnée qu’en acte, mais pas non plus simple pouvoir, qui est seulement la violence du potentiel, la menace qu’exerce le détenteur ou le contrôleur des réserves constituées de puissance sur les désirs inhibés. L’homme du potentiel n’est pas cruel comme un despote, il est cruel comme un théorème. Sous quelles conditions a-t-on le droit de dire ou faire telle ou telle chose ? Voilà la seule question qui engendre ses vraies émotions. (Et il ne fait pas nécessairement une belle carrière dans l’édifice bureaucratique du despotisme£. Le désir de vivre abstraitement la non-vie peut l’incliner à se faire rejeter pas les appareils du pouvoir.) Le potentiel n’est pas le pouvoir, mais un rapport à la puissance, qui est supposé par cela même que nous décrivons sous le nom de capitalisation : recueillir la puissance, en définir les conditions d’opérativité, soit le rapport entre investissement et revenu comptable. On est bien déjà dans l’esprit du capital avec le potentiel, mais pour autant seulement que ce dernier requiert l’esprit de la science accumulative qu’on vient de dire, l’esprit de la mort-survie, « ivresse d’un non-amour ».



[1] N. Spinrad, Jack Barron et l’éternité, R. Laffont. 1971.



BONUS
Un extrait du bouquin, quand même :)

CHAPITRE I

la science

Les trois modèles théoriques [1] auxquels nous avons eu largement recours, axés sur l’étude des configurations libidinales bloquées en systèmes sociaux, convergent de façon remarquable, tout au moins en ce qui concerne la figure du capitalisme. De son mécanisme et de qu’il machine, si la signification diffère de l’un aux autres – réduction sémiologique du symbolique, flux décodés et déterritorialisés pris dans une axiomatique des quantités abstraites, mise en échangeabilité de l’énergétique dans le système axiomatique clos – la « référence » reste identique : le capitalisme est une machine monstrueuse qui attire et intercepte tous les flux (l’énergétique), les fait travailler, les métamorphose en produisant des objets quelconques mais échangeables à l’intérieur du système par la consommation de plus en plus étendue d’énergie, qu’il stupéfie et soumet en réseaux où circulent les objets dépouillés de toute autre valeur que différentielle [2] : transformation, réduction de la différence (l’énergétique) en opposition (l’échangeabilité).
Prenons les choses dans l’autre sens ; c’est ce règne absolu de la valeur d’échange qui dévoile le désir du capitalisme ; un système immanent [3], sans codes, sans territorialités réelles (pas d’ancrage affectif) sauf celles (toutes) qu’il récupère pour produire de la valeur d’échange, se chargeant d’anéantir tous les flux libidinaux, tout ce qui procède de la jouissance et de la mort (déliaison ultime, irréversibilité), et de vomir imperturbablement, indéfiniment, les objets réversibles qu’il aligne, comptabilise, échange... ère du fongible et du cyclique . Ce n’est que cela, l’ultime système de réduction des forces pulsionnelles, bien plus subtil que les codes – il est immanent – bien plus féroce que Jahvé ; il ne laisse strictement rien échapper, il ne donne pas, machine à disposer les forces, à les annuler, à les consommer, et à créer de la consommation sur les produits de cette consommation ; fascination devant cette forclusion totale et ses conséquences, échangeabilité pure, système quasi parfait dont la mort ne peut survenir que par l’avènement d’un désir-mutant, cercle noir foudroyant qui, bien loin de s’estomper, active la délitescence du désir-rejet ultime : la déliaison énergétique, le franchissement révolutionnaire inconscient.



[1] J.-F. Lyotard, G. Deleuze, F. Guattari, J. Baudrillard. Voir également P. Klossowski (Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France ; La Monnaie vivante, Losfeld).
[2] La mesure unique est le temps de travail social moyen, lui-même marchandise ; on ne sort pas du système de l’échange.
[3] On comprend mal le rôle transcendant que Deleuze et Guattari font jouer à l’oedipe dans le capitalisme ; cf. Séminaire eco.po eco-li, 13.4.72. M. Mac Luhan témoigne : « le cercle de famille s’est élargi. Le Trust mondial d’information engendré par les moyens de communication électriques – films, Telstar – l’emporte de loin sur toute influence que papa et maman peuvent tenter d’exercer. » P.14, Message et Massage, J,-J,-Pauvert.

 
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