Voici quelques extraits de la postface de Jean-François Lyotard à Science-Fiction et Capitalisme, critique de la position de désir de la
science (1974), de Boris Eizykman. Il y est question de Temps, de désir, de
potentiel, et de capitalisme. C’est assez pointu, mais un peu moins que le
bouquin en lui-même qui est difficilement abordable sans de bonnes bases en
psychologie, psychanalyse, et les concepts qui gravitent autour. C'est un sujet passionnant que les implications du système sur cette chose essentiel à l'humanité qu'est le Temps. Vaste sujet sur lequel je n'ai pour l'instant pas beaucoup plus que des intuitions mais auxquels je compte consacrer pas mal de temps...
PS: C'est moi qui souligne ;)
B.
Juste judex ultionis, donum fac remissionis ante diem
rationis.
Toi le juge qui tire juste vengeance, fais-moi don de
rémission avant que vienne le jour du Compte.
(...)
La question de la production du temps organisé, de la mémoire donc et de l’anticipation, à partir
d’un procès supposé a-chronique, reste entière.
(...)
Maintenant imaginez deux choses : la première serait
que l’heure de l’accomplissement ne sonne jamais, et que, comme pour les
premiers chrétiens ou les millénaristes, l’avenir cessant d’être un événement
pour devenir un véritable horizon, toujours repoussé, la réserve d’énergie
potentielle ne cesse de se gonfler, et que s’aggravent l’inhibition du désir et
le clivage des objets de son accomplissement désormais ineffectuable. Et la
deuxième chose : que cette réserve énergétique soit remise en circulation,
c’est-à-dire s’investisse derechef (mais toujours sous la condition de
l’inhibition), du moins pour partie ; que se fassent donc des avances de
restes énergétiques ; qu’avec ces avances de nouvelles
« médiations » (pour parler comme Hegel) soient rendues possibles et
que soit étendu le réseau des choses et des personnes investies par le désir,
médiatisés. Alors on n’a pas seulement la temporalisation, mais la
capitalisation, qui n’exige pas seulement une organisation des évènements en
chronologies réglée, mais aussi, non sans paradoxe, l’anticipation de
virtualités à venir en actes présents, c’est-à-dire le rapprochement de
l’horizon des investissement libidinaux et économiques, le raccourcissement des
perspectives. Le capital est par là une avance de temps faite par la mise à
disposition actuelle d’un supplément d’énergie « normalement »
disponible plus tard.
Il est clair que quand le banquier prête de l’argent, ce
n’est pas de l’or, métal précieux, dont il fait l’avance, mais du temps ;
il procure à son débiteur une avance de jouissance qui est une anticipation de
durée : il le rajeunit puisqu’il lui « donne » des moyens qu’il
n’aurait que plus vieux ; ou bien il le vieillit, puisqu’il le dote de l’âge
plus élevé de ces moyens ; en fait il l’arrache à l’organisation chronique
même dont il est pourtant l’incarnation en tant que maître inhibiteur. La même
analyse vaudrait sans doute pour décrire les avances énergétiques que
l’entrepreneur obtient de ses acheteurs (sous la forme de la différence entre
les coûts de production et les prix de vente) ou de ses ouvriers (travail payé
en fin de mois). Si on la poursuivait, on comprendrait non seulement que le
capital n’est pas une chose, mais qu’il n’est même pas un rapport entre des
hommes ou des fonctions sociales : il est une relation du désir à
lui-même, un retour sur soi par lequel la dépense d’énergie se retarde
« pour » pouvoir s’anticiper. Ce qui permet de comprendre qu’au cœur
de ce dispositif libidinal, où se joue un tel jeu sur le temps, la formation de
la temporalité soit en effet une pièce maîtresse.
(...)
Le capitaliste, c’est-à-dire l’instance qui détient, de
quelque façon qu’on imaginera (par sa naissance en vieille bourgeoisie, par son
« mérite » personnel ou sa « chance » de self made man, par
son appartenance à l’appareil du parti « communiste »), qui détient
donc ou croit détenir et fait croire à tous qu’il détient cette réserve, donc
qui est placé à l’endroit où le désir inhibé se referme en potentiel et en
pouvoir, le capitaliste ainsi entendu est le faiseur d’avances de temps, d’un
temps à venir identique au temps passé.
Le désir inhibé en réserve, épargné, va trouver en lui
justement le moyen de son actualisation : vous voulez ne plus attendre,
vous voulez détruire le retard imposé à la jouissance ; le capitaliste
vous donne le moyen d’anticiper l’avenir, de rapprocher de vous l’horizon des
actes désirés, en cela identique à l’usurier, et donc au diable, à un anti-dieu
(ou au fils de dieu) capable de déranger l’ordre des temps institué par dieu.
Méphisto vend la jouissance cash. Mais où le capitaliste est un bon diable,
c’est que le prix à payer n’est pas usuraire, le loyer de l’argent n’étant que
le coût de l’avance chronologique qu’il vous fait, et le temps se prêtant aux
mêmes conditions générales de négoce que n’importe quelle marchandise puisque
temps et marchandise, c’est toujours des quanta d’énergie. Le diable vous
extorque la vie éternelle contre la jouissance, usant précisément de cette
propriété qu’a la libido de n’être pas comptable en temps chronique secondaire,
donc de sa faculté de donner un infini de temps contre une seconde, puisqu’il y
a un infini aussi dans la seconde, - vue libertine acérée contre laquelle
Blaise Pascal eût été mieux inspiré de ne pas parier. Le capitaliste vous
demande seulement 10%. 10% de quoi ? De votre temps organisé
diachroniquement, de ce qu’on appelle votre vie, c’est-à-dire de votre énergie
libidinale inhibée, quantifiée, identifiée.
(...)
La mort capitaliste n’est pas une face d’un processus
dialectique (ça, c’est ce que dit le réformisme), et pas non plus l’œuvre de la
domination d’un grand Scélérat, prêtre, despote, banquier (image paranoïaque).
Elle est l’inhibition du désir, son rabattement, sa mise en réserve et sa
dépense anticipée, et tout cela est un dispositif libidinal même, un dispositif
d’accélération des accomplissements de désir, qu’on a appelé progrès,
développement... Ce dispositif offre les traits de temporalité « rationnelle »
que l’on connaît : calendrier, comptabilité des échéances, intérêts
composés, etc., lesquels supposent la ligature de l’atemporalité pulsionnelle
dans le double réseau de la distribution des postes présent-passé-futur, et de
la composition des investissements libidinaux en quantités additionnables et
annulables. C’est bien une mort, on pourrait y détecter quelque chose comme
l’aliénation. C’est cette mort qui se nomme survie. On n’y opère que par des
signes comme échangeables, les singularités en sont exclues comme
l’inappréciable ; le futur lui-même, l’évènement, l’étrange y sont
négociables. L’image du capitaliste – qui n’est pas forcément quelqu’un, mais
que chacun de nous est en partie en tant que tout désir s’instancie en ce
dispositif de pouvoir – cette image est la figure de cette mort par inhibition.
Le capitaliste est toujours déjà mort selon cette figure,
c’est pourquoi il ne meurt pas. Son temps se reproduit lui-même identique à
soi : toute consommation est une production, toute destruction un potentiel
d’investissement, et toute mort un simple petit déplacement sur place de
l’instance du Présent (dit) Vivant – en même temps que toute production est
destruction et tout investissement dépense. Son temps est comme le caoutchouc
d’une fronde : les prélèvements financiers qui sont des retraits d’énergie
permettant, réinvestis, des gains d’énergie et des avances de jouissance. Comme
le Benedict Howards de Jack Barron et
l’éternité,
le capitaliste est l’éternel, et donc le mort comme perpétuel survivant :
« cercle noir de la mort » toujours repoussé, horizon toujours
différé, calcul sans fin, permanence qui n’est plus permanence de rien, mais
simple perduration.
(...)
Il faudrait distinguer ce potentiel du pouvoir proprement
dit. Le potentiel occuperait une position intermédiaire entre pouvoir et
puissance. Non pas puissance, force, au sens de Nietzsche, laquelle n’est
jamais donnée qu’en acte, mais pas non plus simple pouvoir, qui est seulement
la violence du potentiel, la menace qu’exerce le détenteur ou le contrôleur des
réserves constituées de puissance sur les désirs inhibés. L’homme du potentiel
n’est pas cruel comme un despote, il est cruel comme un théorème. Sous quelles
conditions a-t-on le droit de dire ou faire telle ou telle chose ? Voilà la
seule question qui engendre ses vraies émotions. (Et il ne fait pas
nécessairement une belle carrière dans l’édifice bureaucratique du despotisme£.
Le désir de vivre abstraitement la non-vie peut l’incliner à se faire rejeter
pas les appareils du pouvoir.) Le potentiel n’est pas le pouvoir, mais un
rapport à la puissance, qui est supposé par cela même que nous décrivons sous
le nom de capitalisation : recueillir la puissance, en définir les
conditions d’opérativité, soit le rapport entre investissement et revenu
comptable. On est bien déjà dans l’esprit du capital avec le potentiel, mais
pour autant seulement que ce dernier requiert l’esprit de la science
accumulative qu’on vient de dire, l’esprit de la mort-survie, « ivresse
d’un non-amour ».