Extrait de la scène finale de la pièce D'un retournement l'autre de Frédérique Lordon, récément publié sur son blog du Monde Diplo.
LE TROISIÈME CONSEILLER (entrant précipitamment)
Monsieur le président, des émeutes partout…
LE PRÉSIDENT
Mais enfin pourquoi doncque vous affolez-vous. Vont-ils à la Nation ou à la République ?
LE TROISIÈME CONSEILLER
Ni l’un ni l’autre hélas, la masse est anarchique.
LE NOUVEAU DEUXIÈME CONSEILLER
Elle a soupé des cortèges inoffensifs, Il ne lui reste que le moment convulsif.
LE TROISIÈME CONSEILLER (raccrochant un téléphone)
Sur les grands boulevards, ils s’en prennent aux banques !
LE NOUVEAU DEUXIÈME CONSEILLER
Je crains que de génie vous ne soyez en manque… Livrant la société au joug de la finance Fatalement devaient venir les conséquences. En voilà semble-t-il la manifestation, Je vois bien dans vos yeux votre stupéfaction, Quoique vous n’en ayez pas le juste motif : Depuis longtemps ces faits sont pour vous hiéroglyphes. Vous êtes étonnés : le peuple est en pétard – La vraie surprise étant qu’il s’y mette si tard. Car si le corps social est plutôt bonne pâte, Il n’est pas pour autant d’une humeur toute plate. Il est vrai que capable d’endurer longtemps, Il induit en erreur tous les gouvernements Trop pressés de le croire sans limite élastique. Or comme tout le monde, il a ses points critiques. Vienne l’abus de trop ou l’incrément odieux Et le seuil est franchi, et soudain tout prend feu. Le pouvoir sidéré qui n’y a rien compris, Contemple interloqué et d’un air interdit Le désastre qu’il a lui-même préparé – L’innocence jointe à la bêtise éberluée. La colère du peuple est comme un réservoir, Longtemps se remplissant sans rien laisser voir, Et puis un jour soudain vient le litre de trop Qui fait rompre la digue et libère les eaux. Voilà que je m’y perds dans mes analogies, Ici le tsunami, à l’instant l’incendie, Mais vraiment peu importe, l’essentiel est ailleurs : Ce système périt sous trop de déshonneur. Il a accumulé scandale et discrédit À un point de dégoût voire d’ignominie. Elites corrompues, possédants aveuglés Ont été incapables de le modérer. Il eut suffi pourtant de peu de concessions Pour tenir en lisière les exaspérations. Mais le libéralisme, l’hubris du capital Ont ouvert une époque signée de bacchanales, Une époque offerte à l’envie des parvenus, Des puissants libérés de toute retenue. Pour avoir tout voulu, ils risquent de tout perdre, On les verra sous peu tel Ubu crier « merdre ! », Ce mot de l’avanie qui, giflant l’arrogance, Dessille le mirage de la toute puissance, Et laissent ceux qu’alors elle a si bien trompés Au milieu de leurs ruines, cois et désemparés.
(Bruits d’émeutes venus du dehors)
LE TROISIÈME CONSEILLER (apeuré)
C’est l’insurrection qui vient…
LE NOUVEAU DEUXIÈME CONSEILLER
D’un retournement l’autre, l’histoire a ses relèves. Fuyez quand il est temps, le goudron se soulève…